La signature

À quelques centaines de mètres de chez moi seulement, il y a un parc, et de l’autre côté, une esplanade aménagée. Sur cette esplanade, des bouts de vert mais aussi des tables de ping pong. J’y croise chaque dimanche une personne aussi assidue que moi pour venir ici. Pour ma part, je promène simplement mon chien en réfléchissant au repas du midi. De son côté, il s’entraîne au tennis de table. Je le vois quelques fois accompagné d’une connaissance ou ami. Mais je le vois surtout seul, studieux, appliqué, pour perfectionner son services avec des poches pleines de petites balles blanches qu’il fait rebondir sur la surface de béton.


Il y a très peu de choses que je signe. J’ai la culture du bon prestataire qui se fond derrière un client. Le peu de choses que je signe vraiment, j’en suis assez contente. À vrai dire, cela fait plus d’une décennie qu’il n’y a qu’ici que j’exprime librement les sujets que je souhaite aborder. C’est en quelque sorte le lieu où je peux raconter ce qui n’intéresse pas grand monde dans mon quotidien. Aujourd’hui, j’ai envie de parler de la notion de signature. C’est une question qui parcourt ma vie professionnelle, et au travers d’elle, une partie de ma vie personnelle. Car après tout, nous parlons ici du nom d’une personne.

Métier : compositrice de récit

Je n’arrive pas à m’attribuer le qualificatif d’auteure dans ce que je produis à titre professionnel. Il m’a d’ailleurs traversé l’esprit hier que mon travail n’était actuellement qu’une combinaison de tous mes loisirs. J’aime raconter des choses, réfléchir à de nouvelles façons dont on peut le faire, par le texte, l’image, le son, parfois tout à la fois. La partie SEO pour laquelle certains me connaissent n’est qu’une brique pour m’assurer d’une certaine visibilité de tout cela. Pourquoi le Web ? Car il permet tant de choses par son caractère multimédia, mouvant et interactif. Pourtant, la différence entre un loisir et un travail, étant que je compose des contenus également sur des sujets qui ne m’intéressent pas. Certes, je me surprends toujours à être prise d’un certain intérêt pour les sujets que je traite. Mais soyons honnête, bien qu’ils s’agissent de connaissances qui m’enrichissent, c’est souvent bien vite que je mets de côté ces informations.

Dans mon travail, je ne peux pas m’attribuer le qualificatif d’auteure. C’est à mon sens quand on est auteure que l’on peut signer. Il y a la notion d’attribution du travail et de tout le processus de réflexion. Or mes travaux réalisés professionnellement sont les résultats de nombreux facteurs, dont beaucoup ne dépendent pas de moi. C’est encore plus vrai lorsque l’on écrit pour d’autres, lorsque la tâche consiste à définir, suivre, et contrôler des éléments de langage permettant de revêtir un masque le temps de quelques centaines de mots. Je me sens plus compositrice de contenus, à choisir les pièces qui vont ensemble pour les assembler dans un objectif précis, et souvent définis par autrui.

Il y a un débat qui ressurgit par moment dans la profession, celle de la signature des créateurs de contenus pour le Web. C’est un métier extrêmement vaste. S’il fallait définir des catégories rapidement, je dirais « non ». Entre la rédaction publicitaire, celle pour les sites e-commerces, et les magazines, tout est différent. Sachant que dans chacune de ces catégories, il y a encore des sous-branches et des personnes aux profils et aux quotidiens tout à fait différents. Mon avis sur la nécessité d’une signature est plutôt tranché. Une attribution de crédits sur une page particulière en ce qui concerne un site e-commerce, pourquoi pas. Mais une signature ?

J’œuvre de nombreuses façons pour une meilleure reconnaissance de nos métiers. Seulement je ne suis pas certaine qu’une signature systématisée soit la solution. Du moins, cela ne s’applique absolument pas à toutes les situations.

Pour la partie juridique, il faut aussi se rappeler que l’on ne peut pas enlever le statut d’auteur à une personne. Le droit d’auteur se divise en deux partie : le droit moral & le droit patrimonial. En conséquence, je conserve toujours mon droit moral, mais je cède mon droit patrimonial pour permettre à un tiers d’exploiter ce que j’écris. Ce tiers est l’ayant-droit.

L’aura.

J’ai relu en partie L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin 1. C’est une des références que j’ai pu voir citée le plus souvent dans les bibliographies rencontrées pendant mes études. Lorsque l’on étudie la culture visuelle, l’histoire de la photographie et le journalisme, « Walter Benjamin » est un nom que l’on croise énormément.

La photographie figure en tant que produit qui est fait pour être reproductible. Je mets de côté le daguerréotype qui ne l’était pas, contrairement au calotype qui mérite pour moi une bien plus grande publicité dans les introductions à l’histoire de la photo.

Quand un objet acquiert de l’aura, il devient une œuvre d’art. Une attention particulière se crée autour de lui, et l’on s’intéresse à son processus de création, à son auteur. Pour moi, une fiche produit zéro aura. Aucune. Mais l’on dira encore que je suis extrémiste. Même si un travail est réalisé derrière, il y a pour moi plus l’expression d’un savoir-faire artisanal que celle d’une création artistique. À l’inverse, un article de presse a pour moi une aura également. Je ne le mets dans la rubrique des œuvres d’art mais le travail et son résultat dépendent pour moi beaucoup plus de la personne derrière.

Dans la même veine, j’ai repensé à la notion de duplicable. Oui, cela fait des années que je tourne autour de ça. Je partage donc un morceau de mon mémoire.

Octave Debary et Arnaud Tellier ont étudié les vides-greniers qu’on appelle également les réderies 2. Ce terme désigne autant la manifestation de revente des objets (brocante) que l’objet lui-même. Un objet devient une réderie lorsqu’il n’est presque plus rien, au sens où il a perdu son utilité et sa fonction pour laquelle il a été acquis. Il convient de noter que le terme réderie désigne autant l’objet que ce qu’il en reste ; un objet usé au point de ne plus pouvoir remplir sa fonction a le même statut qu’un objet usé qui fonctionne. Lorsqu’un objet perd sa fonction ou est considéré comme usé et inutile, il est mis à part, écartés des lieux de vie pour finir dans un grenier.

Le grenier est alors un lieu de stockage des objets qui n’ont plus leur place dans le quotidien mais qui ont encore assez de valeur pour être conservé. Par ailleurs, la réderie permet de donner une valeur
monétaire, bien que mineure, à un objet pour lequel on n’accorde plus d’importance au point de vouloir s’en débarrasser. Ces objets usés, vidés, à l’article de la mort, sont pourtant des traces d’une mémoire. Ils ont souvent appartenus à des ancêtres défunts ou ont fait parti d’un passé
personnel et révolu. Seulement, la scénographie des réderies dans son caractère d’accumulation rend un objet personnel et unique comme étant banal. Ainsi une photographie d’un ancêtre, devient la photographie d’un inconnu ayant appartenu à un autre temps.

Syphaïwong Bay, Le déchet Web. Jeter, conserver, et recycler le duplicable, Mémoire de recherche pour l’obtention du Master 1 « Culture et Métiers du Web », Sous la direction de Vincent Lemire, Juin 2012

Aujourd’hui je pourrais aller un peu plus loin en disant qu’un objet trouvé peut aussi acquérir une aura, alors qu’il n’en avait pas spécialement auparavant. C’est aussi quelque chose dont parle Walter Benjamin.
En ce qui concerne la photographie et tout objet reproductible, il a fallu rattraper le coup avec une signature, une notion d’édition (tirage) limitée. Pour certains procédés, plus l’on reproduit, plus l’image est dégradée par rapport à l’original. C’est ainsi que les premiers tirages d’une photo ou d’une gravure peut avoir une plus grande valeur. Je vois cela aussi pour les livres. La création d’éditions spéciales, et le fait que certains soient dédicacés, donne une valeur à un objet qui n’a a priori pourtant rien d’unique. Seulement a priori.

  1. Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, sur Amazon, sur Place des Libraires.
  2. DEBARY Octave et TELLIER Arnaud, « Objets de peu » Les marchés à réderies dans la Somme, L’Homme, 2004/2 n° 170, p. 117-137

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